Il est presque 16 heures. Roberto s’est allongé sur la banquette du restaurant et a fini par s’endormir. Ne pas fermer les yeux, ne pas dormir. Ne surtout pas dormir.
Je dois en être à mon 8ème café.
Au 4ème étage du terminal des Ferries à Calais, devant la grande baie vitrée, j’observe cet enchevêtrement de routes qui partent dans tous les sens, qui passent dessus, dessous, qui tournent et qui retournent. Toutes ces grues qui donnent l’impression d’avoir envahies le port, ces ferries qui chargent et qui déchargent. Et ce trafic ininterrompu de camions en partance ou en provenance de Douvres, sur la rive juste en face, c’est-à-dire de l’autre côté de la Manche et de la frontière.
« Ce qui place les êtres humains après les marchandises, c’est de n’avoir ni argent ni propriétaire »
Je me rappelle avoir souri lorsque j’ai entendu Roberto dire pour la première fois « Je suis né accidentellement au Chili. » J’ai souri comme lorsque l’on dit une vérité, parce que je sais les réactions qu’elle provoque. « Tu ne peux pas dire ça ». Non, la vérité est une chose qu’il ne faut pas dire.
C’était moi qui avais un passeport non valide et expiré, c’est pourtant Roberto qu’on a interrogé, fouillé à nu, et privé de liberté pendant 4 heures.
C’était moi qui n’étais pas en règle, c’est pourtant Roberto qu’on a soupçonné, photographié, dont on a pris les empreintes digitales, pour finalement lui refuser l’entrée sur le territoire anglais.
Ils voulaient que je prenne le bus seul et que je le laisse là, ça les a dérangé que je reste, que j’attende, que j’essaye de l’aider. Ils n’ont pas cru qu’on soit vraiment amis, qu’il habite vraiment chez moi, qu’on travaille vraiment ensemble sur des projets artistiques.
Ils lui ont refusé l’entrée sous prétexte qu’il n’avait pas d’argent, quand ils ne m’ont même pas posé la question.
La police française nous a finalement raccompagnée hors de la zone frontalière, et nous a planté là, « libres » puisque tout est en règle.
Si vous êtes chiliens et sans argent, que l’on vous interroge pendant 4 heures, que l’on vous prive de liberté, que l’on vous photographie et que l’on prend vos empreintes digitales, c’est que « tout est en règle » . Je me le suis fait répéter 2 fois, en anglais et en français. « Tout va bien, on lui refuse simplement l’entrée au Royaume-Uni. »
« Délit de faciès » opinait le gardien qui nous raccompagnait. « Et ça arrive souvent ? » « Avec les Anglais oui, déjà 30 depuis ce matin ». Il était 5 heures et demie …
On est donc loin d’être les seuls, personnes indésirables à se faire délester sur un parking de supermarché à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, peu importe qu’on ait payé nos billets, que l’on ne sache pas ou l’on est, qu’il fasse froid ou qu’il pleuve, et que l’on ne parle pas un mot de français comme ces 2 lituaniens, camarades d’infortune, avec qui on a continué la route.
Le reste, c’est la galère. La galère et l’attente, quand on n’a pas dormi, pour rejoindre Calais et essayer de savoir quoi faire, ou aller, dans une ville où l’on a jamais mis les pieds et où personne ne semble capable de nous renseigner. On est le problème de personne, on n’intéresse personne, on est de passage et indésirables, je commence à me demander si c’est écrit sur nos gueules.
Quelques heures plus tard, alors que l’on prend un énième bus, je crois apercevoir un groupe de sans papiers sur les marches d’un bâtiment. Je pense à eux qui ne sont légitimes nulle part, indésirables et fautifs partout ; et qui n'ont surtout aucune perspective de pouvoir tôt ou tard se reposer ne serait-ce que quelques heures dans une endroit chauffé, pouvoir enfin dormir tranquillement et "en paix".
On est maintenant au terminal des ferrys, il faut attendre jusqu’à 18 heures et peut-être un bus pour pouvoir rentrer à Paris. Jusque-là, 7 heures de plus à attendre et à errer dans cet immense bâtiment quasi désert. Et ne pas dormir, ne surtout pas s'endormir.
Je crois que je vais reprendre un café.
Roberto est né accidentellement en Chili, tout comme je suis né accidentellement en France. Mais il y des accidents plus graves que d’autres, et ce sont toujours les mêmes qui ont de la chance.
1 commentaire:
La vérité, que font les pompiers qui sauvent les accidentés de la route ? Peut-être qu'ils font leurs armes en Corse avant de repartir...Ne tardons pas trop, pompiers dans l'âme, en chair ou en os, pompiers d'un jour ou pompiers toujours, car le monde est déjà à feu et à sang !
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