mardi 28 septembre 2010

Morceau Choisi

Une déambulation,
une sorte de dérive politique au parcours imprévisible et insaisissable.

" Car il est grand temps de remettre en cause le principe même de la manifestation, cette promenade symbolique conçue pour vider les gens de leur énergie. La manif est calquée sur le mode du scrutin électoral : faire nombre. Mais ce nombre, converti en masse, n'a aucune importance stratégique puisqu'il s'agit seulement de se montrer. Et non pas de montrer le péril que constitue la multitude assemblée, qui pourrait bien mettre en jeu cette puissance ; montrer son désarmement initial et final, son respect du parcours imposé. (1) " Démonstration de force " annoncent les médias au lendemain d'une journée de manifestations syndicales. Depuis bien longtemps les manifs ne sont plus qu'une manifestation de faiblesse - tant de gens dans la rue pour faire si peu de choses ! Et malgré le caractère vaguement festif qu'elles cherchent à se donner, les manifs n'atteindront jamais la ferveur d'une procession religieuse ou le caractère délirant d'un cortège carnavalesque.

On conçoit sans mal que les jeunes excités de la banlieue ne s'y sentent pas chez eux, en plus du fait qu'elles se déroulent toujours loin de leur territoire. Et même l'habituel affrontement de fin de manif ne les attire pas plus que ça - en septembre 1990 , déjà, les anars se plaignaient de ce que les bandes de banlieue ne soient intéressés qu'au pillage du quartier Montparnasse, les laissant seuls pour affronter les CRS devant l'Assemblée nationale en fin de journée. C'est que, pour ces jeunes, l'affrontement avec la police n'a rien de symbolique : c'est une guerre larvée, au quotidien, dans leur cité de banlieue où il faut défendre un territoire. " 

1 - Un des événements les plus remarquables, lors des événements anti-CPE
du printemps 2006, aura ainsi été cette nuit d'avril où plusieurs milliers de
personnes se déplacèrent de façon spontanée dans Paris, saccageant au passage
ce qui méritait de l'être : là, point de manifestation mais  une déambulation,
une sorte de dérive politique au parcours imprévisible et insaisissable (...) . 

Alèssi Dell'Umbira, Rage et Révolte  (2009)

samedi 25 septembre 2010

Morceau Choisi

" Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là: peuples avec ou sans écriture, (...) Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. (...)
Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagné est la formation des cités et des empires, c'est à dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l'évolution typique à laquelle on assiste,  depuis l'Égypte jusqu'à la Chine, au moment ou l'écriture fait son début : elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l'architecture que la relation directe envisagée tout à l'heure.
Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins désintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre. (...)
Regardons plus près de nous : l'action systématique des États européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au XIXè siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et de la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi. "

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955)